Chapitre VII
Bardolph. – Le shériff est à la porte avec une grosse escorte.
Shakespeare. Henry IV, part. I.
Je découvris, non sans peine, l’appartement qui m’était destiné ; et, m’étant concilié les bonnes grâces des domestiques de mon oncle, en employant des moyens qu’ils étaient le plus capables d’apprécier, je m’y renfermai pour le reste de la soirée, ne me souciant pas d’aller rejoindre mes aimables parents, qui, à ce que j’en jugeai par les cris et par le tapage qui continuaient à se faire entendre dans la salle du banquet, n’étaient guère d’agréables compagnons pour un homme sobre.
Quelle pouvait être l’intention de mon père en m’envoyant demeurer au milieu d’une famille aussi singulière ? C’était dans ma position la réflexion la plus naturelle, et ce fut la première à laquelle je me livrai. D’après la réception que m’avait faite mon oncle, je ne pouvais douter que je dusse faire un assez long séjour près de lui ; son hospitalité fastueuse, mais mal entendue, le rendait assez indifférent sur le nombre de ceux qui mangeaient à sa table ; mais il était clair que ma présence ou mon absence ne lui causait pas plus d’émotion que celle du dernier de ses gens, et beaucoup moins que la maladie ou la guérison d’un de ses chiens. Mes cousins étaient de véritables oursons dans la compagnie desquels je pouvais perdre, si je voulais, l’amour de la tempérance et de la sobriété, sans en retirer d’autre avantage que d’apprendre à éverrer les chiens, à panser les chevaux et à poursuivre les renards. Je ne pouvais trouver qu’une raison qui expliquât la conduite de mon père, et c’était probablement la véritable. Il regardait la vie que l’on menait à Osbaldistone-Hall comme la conséquence naturelle et inévitable de l’oisiveté et de l’indolence ; et il voulait, en me faisant voir un spectacle dont il savait que je serais révolté, me décider, s’il était possible, à prendre une part active dans son commerce. En attendant, il recevait chez lui Rashleigh Osbaldistone ; mais il avait cent moyens de lui faire avoir une place avantageuse, dès qu’il voudrait s’en débarrasser. En un mot, quoique j’éprouvasse un certain remords de conscience de voir, par suite de mon obstination, Rashleigh, dont miss Vernon m’avait fait un portrait si défavorable, sur le point de travailler dans la maison de mon père, et peut-être même de s’insinuer dans sa confiance, je le faisais taire en réfléchissant que mon père n’entendait pas que personne se mêlât de ses affaires ; qu’il était difficile de le tromper ou de l’éblouir, et que d’ailleurs je n’avais que des préventions, peut-être injustes, contre ce jeune homme, préventions qui m’avaient été inspirées par une jeune fille étourdie et bizarre, qui parlait sans réfléchir, et qui sans doute ne s’était pas donné la peine d’approfondir le caractère de celui qu’elle prétendait condamner. Alors mes réflexions se tournaient sur miss Vernon, sur son extrême beauté, sur sa situation critique, livrée ainsi à elle-même au milieu d’une espèce de bande de sauvages, à l’âge où il semblait qu’elle devait avoir le plus besoin de conseils ; enfin, sur son caractère, offrant cette variété attrayante qui pique notre curiosité et excite notre attention en dépit de nous-même. Demeurer avec une jeune personne si singulière, la voir tous les jours, à tous les moments, vivre avec elle dans la plus grande intimité, c’était une diversion bien agréable à l’ennui que ne pouvaient manquer d’inspirer les somnifères habitants d’Osbaldistone-Hall ; mais combien aussi cette situation serait dangereuse ! Cependant, malgré tous les efforts de ma prudence, je ne pus me décider à me plaindre beaucoup des nouveaux périls que j’allais courir. Je fis taire d’ailleurs mes scrupules en formant intérieurement des projets admirables : – Je me tiendrais toujours sur mes gardes, toujours plein de réserve ; je m’observerais quand je serais avec miss Vernon, et tout irait assez bien. Je m’endormis dans ces réflexions, miss Vernon ayant naturellement ma dernière pensée.
Je ne puis vous dire si son image me poursuivit pendant la nuit car j’étais fatigué, et je dormis profondément. Mais ce fut la première personne à qui je pensai le lendemain, lorsqu’à la pointe du jour je fus réveillé en sursaut par les sons bruyants du cor de chasse. En un instant je fus sur pied ; je fis seller mon cheval, et je courus dans la cour où les hommes, les chiens et les chevaux étaient déjà prêts. Mon oncle, peut-être, ne s’attendait pas à trouver un chasseur très adroit dans la personne de son neveu qui avait pendant toute sa jeunesse végété dans les écoles ou dans un bureau ; il parut surpris de me voir, et il me sembla qu’il ne m’accueillait pas avec la même cordialité que la veille. – Te voilà, garçon ? La jeunesse est téméraire. Mais prends garde à toi. Rappelle-toi la vieille chanson :
Qui galope comme un fou
Sur le bord d’un précipice
Peut bien s’y casser le cou.
Je crois qu’il y a peu de jeunes gens, et ce sont de très austères moralistes, qui n’aimeraient pas mieux se voir reprocher une légère peccadille que d’entendre mettre en doute leur habileté à monter à cheval. Comme je ne manquais ni d’adresse ni de courage dans cet exercice, je fus piqué de la remarque de mon oncle, et je le priai de suspendre son jugement jusqu’après la chasse.
– Ce n’est pas cela, garçon ; tu es bon cavalier, je n’en doute pas ; mais prends garde. Ton père t’a envoyé ici en me chargeant de te dompter, et je crois qu’il faut que je te mène par la bride si je ne veux pas que quelqu’un te mène par le licou.
Comme cette pièce d’éloquence était inintelligible pour moi ; que d’ailleurs il ne semblait pas que l’intention de l’orateur fût que j’en fisse mon profit, puisqu’il l’avait débitée à demi-voix, et que ces paroles mystérieuses paraissaient simplement exprimer quelque réflexion qui passait par la tête de mon très honoré oncle, je conclus ou qu’elles avaient rapport à ma désertion de la veille, ou que les hautes régions de mon oncle n’étaient pas encore parfaitement remises de la longue séance qu’il avait faite la veille. Je me contentai de bien me promettre que, s’il remplissait mal les devoirs de l’hospitalité, je ne serais pas longtemps son hôte, et je m’empressai de saluer miss Vernon, qui s’avançait de mon côté. Mes cousins approchèrent aussi de moi ; mais, comme je les vis occupés à critiquer mon ajustement, depuis la ganse de mon chapeau jusqu’aux éperons de mes bottes, ne pouvant souffrir, dans leur ridicule patriotisme, tout ce qui avait une apparence étrangère, je me gardai bien de les distraire ; et, sans paraître remarquer leurs grimaces et leurs chuchotements, sans même les honorer d’un regard de mépris, je m’attachai à miss Vernon, comme à la seule personne avec qui il fût possible de causer. À cheval, à ses côtés, je partis avec toute la troupe pour le théâtre futur de nos exploits. C’était un taillis épais, situé sur le côté d’une immense vallée entourée de montagnes. Pendant le chemin, je fis observer à Diana que mon cousin Rashleigh n’était pas avec nous.
– Oh ! me répondit-elle, c’est un grand chasseur ; mais c’est comme Nemrod qu’il chasse, et son gibier est l’homme.
Les chiens furent alors lancés dans le taillis et encouragés par les cris des chasseurs. Tout fut bientôt en mouvement dans la plaine. Mes cousins, trop occupés de l’affaire importante qui allait se décider, ne firent bientôt plus attention à moi. Seulement j’entendis Dick, le jockey, dire tout bas à Wilfred, le sot :
– Regardons si notre cousin français ne va pas tomber.
– Français ? répondit Wilfred en ricanant, oh ! oui, car il a une drôle de ganse à son chapeau.
Cependant Thorncliff, qui, malgré sa grossièreté, ne semblait pas entièrement insensible à la beauté de sa parente, parut décidé à nous tenir compagnie de beaucoup plus près que ses frères, peut-être pour épier ce qui se passait entre miss Vernon et moi, peut-être aussi pour avoir le plaisir d’être témoin de ma chute. Si c’était là son motif, il fut trompé dans son attente. Un renard étant parti à quelque distance, malgré le mauvais présage de la ganse française de mon chapeau, je fus toujours le premier à sa poursuite, et j’excitai l’admiration de mon oncle et de miss Vernon, et le dépit de ceux qui s’étaient bien promis de rire à mes dépens. Cependant Reynard, après nous avoir fait courir pendant plusieurs milles, parvint à nous échapper, et les chiens furent en défaut. Il m’était facile de remarquer l’impatience que miss Vernon éprouvait d’être suivie d’aussi près par Thorncliff Osbaldistone ; et comme, aussi active que résolue, elle n’hésitait jamais à prendre les moyens les plus prompts pour satisfaire un désir ou un caprice, elle lui dit d’un ton de reproche : – Je suis étonnée, Thorncliff, que vous restiez pendu toute la matinée à la croupe de mon cheval, quand vous savez que les terriers ne sont pas bouchés du côté du moulin de Woolverton.
– Je n’en sais rien, en vérité, miss Diana, car hier même le meunier m’a juré qu’il les avait bouchés à midi.
– Oh ! fi, Thorncliff, devriez-vous vous en rapporter à la parole d’un meunier ? Voilà trois fois en huit jours que nous manquons le renard à cause de ces maudits terriers ; voulez-vous que ce soit encore la même chose aujourd’hui, lorsque avec votre jument grise vous pourriez y aller en cinq minutes ?
– Eh bien, miss Diana, je vais aller à Woolverton ; si les terriers ne sont pas bouchés, je vous promets que je punirai le meunier de son imprudence et que je lui frotterai bien les épaules.
– Allez, mon cher Thorncliff, frottez-le d’importance. Allez, partez vite. Thorncliff partit au galop. – On va te frotter toi-même, ce qui remplira tout aussi bien mon but... Je dois vous apprendre à tous la discipline et l’obéissance... Savez-vous, M. Francis, que je vais lever un régiment ? Oh ! mon Dieu, oui. Thorncliff sera mon sergent-major ; Dick, mon maître d’équitation, et Wilfred, avec son bredouillement, qui dit trois syllabes à la fois sans en prononcer une, sera mon tambour.
– Et Rashleigh !
– Rashleigh sera mon espion en chef.
– Et ne trouverez-vous pas aussi quelque moyen de m’employer, charmant colonel ?
– Vous serez, si vous voulez, quartier-maître du régiment. Mais vous voyez que les chiens ont perdu la voie aujourd’hui. Allons, M. Francis, la chasse n’est pas digne de vous. Suivez-moi, je veux vous montrer une très belle vue.
Et en effet elle me conduisit sur le sommet d’une colline d’où la perspective était très étendue. Elle commença par jeter les yeux autour d’elle pour s’assurer qu’il n’y avait personne près de nous ; et faisant avancer son cheval derrière un bouquet d’arbres qui nous masquait la partie de la vallée où nos chasseurs poursuivaient leur proie : – Voyez-vous là-bas une montagne qui s’élève en pointe à une hauteur prodigieuse ?
– Au bout de cette longue chaîne de collines ? Je la vois parfaitement.
– Et voyez-vous un peu sur la droite comme une espèce de tache blanche ?
– Très bien, je vous assure.
– Cette tache blanche est un roc appelé Hawkesmore-Crag, et Hawkesmore-Crag est en Écosse.
– En vérité, je n’aurais jamais cru que nous fussions si près de l’Écosse.
– On ne peut pas plus près, et votre cheval vous y conduira en deux heures.
– Je ne lui en donnerai pas la peine. Mais la distance me semble bien être de dix-huit milles à vol d’oiseau.
– Vous prendrez ma jument, si vous la croyez moins fatiguée. Je vous dis qu’en deux heures vous pouvez être en Écosse.
– Et moi, je vous dit que j’ai si peu d’envie d’y être que si la tête de mon cheval passait de l’autre côté des limites, je ne donnerais pas à la queue la peine de la suivre. Qu’irais-je faire en Écosse ?
– Pourvoir à votre sûreté, s’il faut parler net. M’entendez-vous à présent, M. Francis ?
– Point du tout. Vos paroles sont pour moi des oracles, car je n’y comprends rien.
– Alors, en vérité, il faut ou que vous me fassiez l’injustice de vous défier de moi et que vous soyez un fieffé hypocrite, le pendant de Rashleigh en un mot, ou que vous ne sachiez rien de ce qu’on vous impute. Mais non, à votre air sérieux, je vois que vous êtes de bonne foi. Bon Dieu, quelle gravité ! j’ai peine à ne pas rire en vous regardant.
– D’honneur, miss Vernon, lui dis-je, impatienté de sa gaieté enfantine, je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire. Je suis heureux de vous procurer quelque sujet d’amusement ; mais j’ignore absolument en quoi il consiste.
– La chose est loin d’être risible, après tout, dit miss Vernon en reprenant son sang-froid ; mais c’est qu’il y a des personnes qui ont la figure si plaisante quand la curiosité les travaille ! Parlons sérieusement : connaissez-vous un nommé Moray, Morris, ou quelque nom semblable ?
– Non, pas que je me rappelle.
– Réfléchissez un moment. N’avez-vous pas voyagé dernièrement avec quelqu’un de ce nom ?
– Le seul voyageur qui m’ait accompagné quelque temps sur la route est un homme dont l’âme semblait être dans son portemanteau.
– C’était donc comme l’âme du licencié Pedro Garcias, qui était parmi les ducats que contenait la bourse de cuir[28]. Quoi qu’il en soit, cet homme a été volé, et il a porté une accusation contre vous, qu’il suppose auteur ou complice de la violence qui lui a été faite.
– Vous plaisantez, miss Vernon !
– Non, je vous assure. La chose est comme je vous le dis.
– Et me croyez-vous capable, m’écriai-je dans un transport d’indignation que je ne cherchai pas à dissimuler ; me croyez-vous capable de mériter une pareille accusation ?
– Oh ! mon Dieu, quelle horreur ! vous m’en demanderiez raison, je crois, si j’avais l’avantage d’être homme. Mais qu’à cela ne tienne : provoquez-moi, si vous le voulez. Jesuis en état de me battre aussi bien que de franchir une barrière.
– Dieu me préserve de manquer de respect au colonel d’un régiment de cavalerie, lui répondis-je, honteux de mon emportement, et cherchant à tourner la chose en plaisanterie... Mais, de grâce, expliquez-moi ce nouveau badinage.
– Ce n’est pas un badinage ; vous êtes accusé d’avoir volé cet homme, et mon oncle et moi nous avions cru l’accusation fondée.
– En vérité, je suis fort obligé à mes amis de la bonne opinion qu’ils ont de moi !
– Allons, cessez, s’il est possible, de tant vous agiter et de humer l’air comme un cheval ombrageux... Avant de prendre le mors aux dents, écoutez au moins jusqu’au bout... Vous n’êtes pas accusé d’un vol honteux... bien loin de là. Cet homme est un agent du gouvernement. Il portait tant en numéraire qu’en billets l’argent destiné à la solde des troupes en garnison dans le nord ; et le bruit court qu’on lui a pris aussi des dépêches d’une grande importance.
– Ainsi donc c’est d’un crime de haute trahison, et non pas d’un vol, que je suis accusé ?
– Oui, sans doute, et c’est un crime qui, comme vous le savez, couvre souvent de gloire, aux yeux de bien des gens, celui qui a le courage de l’exécuter. Vous trouverez une foule de personnes de ce pays, et cela sans aller bien loin, qui regardent comme un mérite de nuire, par tous les moyens possibles, au gouvernement de la maison de Hanovre.
– Mes principes de morale et de politique, miss Vernon, ne sont pas d’une nature aussi accommodante.
– En vérité je commence à croire que vous êtes tout de bon un presbytérien, et qui pis est un hanovrien. Mais que comptez-vous faire ?
– Réfuter à l’instant même cette atroce calomnie. Devant qui a-t-on porté cette singulière accusation ?
– Devant le vieux squire Inglewood, qui ne voulait pas trop la recevoir. Il a envoyé un exprès à mon oncle, sans doute pour lui conseiller de vous faire au plus tôt passer en Écosse et de vous mettre hors de la portée de la loi. Mais mon oncle sait fort bien que sa religion et son ancien attachement au roi Jacques le rendent suspect au gouvernement actuel, et que, si l’on venait à savoir qu’il eût favorisé la fuite d’un criminel de lèse-majesté, il serait désarmé, et, ce qui lui serait beaucoup plus sensible, probablement démonté, comme papiste, comme jacobite et comme personne suspecte.
– Je conçois en effet que plutôt que de perdre ses chevaux il abandonnerait son neveu.
– Son neveu, ses nièces, ses fils, ses filles, s’il en avait, et toute la génération, reprit Diana ; ainsi ne vous fiez pas à lui, et même une seule minute ; mais poussez votre cheval à toute bride, et fuyez avant qu’on exécute la prise de corps.
– Oui, je vais partir, mais c’est pour aller droit à la maison de ce squire Inglewood. Où demeure-t-il ?
– À environ trois milles d’ici ; là-bas, derrière ces plantations ; vous pouvez voir la tourelle du château.
– J’y serai dans quelques minutes, dis-je en mettant mon cheval au galop.
– J’irai avec vous pour vous montrer le chemin, dit miss Vernon en me suivant.
– Y pensez-vous, miss Vernon ? il n’est pas... excusez la franchise d’un ami, il n’est pas convenable que vous m’accompagniez dans une pareille circonstance.
– Je vous comprends, dit miss Vernon en rougissant un peu, c’est parler clairement ; et après un moment de réflexion, elle ajouta : – Et je crois qu’en effet votre objection prouve de l’amitié.
– Ah ! miss Vernon, pouvez-vous me croire insensible à l’intérêt que vous me témoignez ? répondis-je avec chaleur. Votre offre obligeante me pénètre de reconnaissance ; mais je ne dois pas vous laisser écouter la voix de votre générosité. C’est une occasion trop publique. C’est presque la même chose que de se présenter devant une cour de justice.
– Et quand ce serait une cour de justice, croyez-vous que je ne m’y présenterais pas pour protéger un ami ? Vous n’avez personne pour vous défendre. Vous êtes étranger ; et dans ce pays, sur les frontières du royaume, les juges rendent quelquefois de singulières décisions. Mon oncle n’a pas le moindre désir de se mêler de cette affaire. Rashleigh est absent, et quand même il serait ici, on ne peut pas savoir quel parti il prendrait ; les autres sont trop stupides pour vous être d’aucun secours, quand ils en auraient la volonté. Bref, je suis la seule personne qui puisse vous servir, et, toute réflexion faite, j’irai avec vous. Je ne suis pas une belle dame, pour avoir peur des termes barbares de la chicane et des perruques à trois marteaux.
– Mais, ma chère miss Vernon...
– Mais, mon cher M. Francis, restez tranquille et laissez-moi faire ; car, lorsque je prends le mors aux dents, il n’y a plus de frein qui puisse m’arrêter.
Flatté de l’intérêt qu’une aussi charmante personne semblait prendre à mon sort, mais sentant quel ridicule ce serait jeter sur nous deux que d’amener avec moi une fille de dix-huit ans pour me servir d’avocat, et ne voulant pas l’exposer aux traits mordants de la médisance, je m’efforçai de combattre encore sa résolution. Elle me répondit d’un ton décidé que mes efforts étaient absolument inutiles ; qu’elle était une Vernon, c’est-à-dire d’une famille qui, pour rien au monde, ne voudrait abandonner un ami malheureux, et que tous mes beaux discours à ce sujet pouvaient être fort bons pour des miss bien jolies, bien prudentes, bien réservées, telles qu’il en fourmillait à Londres, mais qu’ils ne s’adressaient pas à une obstinée provinciale, accoutumée à faire toutes ses volontés et à n’écouter jamais que sa tête.
Tout en parlant, nous approchions toujours du lieu d’Inglewood-Place, et miss Vernon, pour m’empêcher de continuer mes remontrances, se mit à me faire le portrait du magistrat et de son clerc. Inglewood était, suivant sa description, un jacobite blanchi, c’est-à-dire un homme qui, après avoir longtemps refusé de prêter le serment à la nouvelle dynastie, comme la plupart des autres gentilshommes du comté, avait fini par s’y soumettre pour obtenir la permission d’exercer les fonctions de juge de paix. – Il l’a fait, me dit-elle, à la prière de tous les squires des environs, qui voyaient à regret le palladium de leurs plaisirs, les lois sur la chasse, près de tomber en désuétude, faute d’un magistrat pour les faire exécuter, le tribunal de justice le plus voisin étant celui du maire de Newcastle, qui, aimant beaucoup mieux manger le gibier sur sa table que de le poursuivre dans les bois, protégeait le braconnier au détriment du chasseur. Voyant donc qu’il était urgent que l’un d’eux sacrifiât ses scrupules au bien général, les gentilshommes du comté de Northumberland jetèrent les yeux sur Inglewood, qui, d’un caractère naturellement apathique et indolent, paraissait devoir se prêter sans beaucoup de répugnance à tous les credo politiques. Après avoir trouvé Inglewood pour porter le nom de juge, il fallut chercher quelqu’un pour en remplir les fonctions : c’était bien le corps du tribunal, mais il fallait lui trouver une âme à présent pour diriger et animer ses mouvements. Un malin procureur de Newcastle, nommé Jobson, parut fort en état de conduire la machine. Ce Jobson, qui, pour varier mes métaphores, trouve que c’est un fort bon métier que de vendre la justice à l’enseigne du squire Inglewood, et dont les émoluments dépendent de la quantité d’affaires qui passent par ses mains, soutire tant qu’il peut l’argent des pauvres plaideurs, et met tant de zèle à faire venir pour les moindres causes les parties devant le tribunal que l’honnête juge ne sait où donner de la tête. Enfin il n’y a pas une marchande de pommes, à dix milles à la ronde, qui puisse régler son compte avec la fruitière sans une audience, que le juge lui accorde à contrecœur, mais que son malin clerc, M. Joseph Jobson, sait le forcer de donner. La scène la plus risible, c’est lorsque les affaires qu’ils ont à juger, telle que la vôtre par exemple, ont quelque rapport à la politique. M. Joseph Jobson (et sans doute il a des raisons pour cela) est un zélé défenseur de la religion protestante et un chaud partisan de la nouvelle dynastie. D’un autre côté, le juge, qui conserve une espèce d’attachement d’instinct pour les opinions qu’il professait avant le jour où il se relâcha quelque peu de ses principes, dans la vue patriotique de faire exécuter la loi contre les destructeurs sans patente des lièvres et des perdrix, se trouve assez embarrassé quand le zèle de son clerc l’entraîne dans des procédures judiciaires qui lui rappellent son ancienne croyance ; et, au lieu de seconder les efforts de Jobson, il ne manque jamais de lui opposer l’inactivité et l’indolence. Ce n’est pas qu’il manque entièrement d’énergie : au contraire, pour quelqu’un dont le principal plaisir est de boire et de manger, il est assez gai et assez alerte ; mais c’est ce qui rend sa nonchalance factice encore plus comique. Dans ces sortes d’occasions, Jobson, comme un vieux cheval poussif qui se voit condamné à traîner une lourde charrette, s’essouffle et se démène pour mettre le juge en mouvement, tandis que le poids de la voiture résiste aux efforts réitérés de l’impuissant quadrupède qui ne peut réussir à l’ébranler : mais ce qui désespère le pauvre bidet, c’est que cette même machine qu’il trouve si difficile à mettre en mouvement roule quelquefois toute seule, malgré les ruades du limonier, lorsqu’il s’agit de rendre service à quelques-uns des anciens amis de squire Inglewood. M. Jobson s’emporte beaucoup alors, et répète partout qu’il dénoncerait le juge au conseil d’état près le département de l’intérieur sans l’amitié particulière qu’il porte à M. Inglewood et à sa famille.
Comme miss Vernon terminait cette singulière description, nous nous trouvâmes devant Inglewood-Place, vieil et gothique édifice dont l’extérieur avait quelque chose d’imposant.